Tcha LIMBERGER

Né dans une famille de musiciens manouches, Tcha Limberger parle avec plaisir du riche héritage musical qu’il a reçu de sa famille manouche et des autres Tsiganes avec qui il a pu faire de la musique. Toutefois, dès sa petite enfance il a bénéficié d’autres influences musicales, grâce aux multiples contacts qu’entretenaient ses parents avec des musiciens de toutes origines.

Ce n’était pas facile de trouver un jour pour cet entretien. A la dernière minute, notre rendez-vous dut encore être déplacé. En cause, un coup de fil du musicien de Jordi Savall, qui l’invite pour un concert dans le sud de la France. Il n’est pas le seul grand musicien à faire appel à Tcha Limberger. Citons encore Koen De Cauter ou Fabrizio Cassol. Il partage avec eux la recherche d’une authenticité menacée par la production d’une culture superficielle issue de la mondialisation.

Tcha Limberger participe avec plaisir à des projets collectifs. Mais il est avant tout un musicien à part entière avec plusieurs projets musicaux qui portent sa propre signature et ont un caractère personnel. Par sa naissance dans une famille de musiciens, peut-être aurait-on pu s’attendre à ce qu’il suive aussi une voie musicale toute tracée, mais c’était sans compter sur son obstination à trouver une voie personnelle. Plutôt que de le pousser à jouer de la musique, son entourage lui a transmis l’amour pour la musique dans toutes ses formes.

La musique était toujours présente dans sa vie : « Quand j’avais deux ans déjà je m’endormais en écoutant un disque de musique flamenco de la Camargue. C’était le genre de musique que mon père, Vivi Limberger, ramenait de son voyage annuel aux Saintes-Maries-de-la-Mer.
Enfant, j’adorais cette musique style Manitas de Plata, même si maintenant je me rends compte qu’elle est en fait une pâle copie du flamenco espagnol. » Son grand-père Piotto Limberger, chef d’orchestre de l’ensemble les Piotto fut aussi une source d’inspiration importante: « Mon grand-père était le genre de musicien qui n’existe plus de nos jours. Je ne sais pas si « célèbre » est le bon mot, mais de son temps tout le monde le connaissait en Flandre Occidentale et Flandre Orientale, les provinces belges qu’il fréquentait.
Il allait dans les cafés et y jouait la musique populaire du moment, comme les Tsiganes font toujours. Ils jouent toujours la musique du pays où ils vivent les Tsiganes en Serbie jouent de la musique serbe, ceux en Croatie jouent de la musique croate- parce que cela rapporte le mieux. Il y a 50 ans en Flandre c’était donc les opérettes, la chanson française, des classiques tsiganes comme Les deux guitares ou Kalinka. A cette époque cela impressionnait encore beaucoup les gens. « Tchu di, ces musiciens savent jouer comme à la radio », s’exclamaient-ils souvent. Cette culture musicale n’existe plus. Pourtant, jusqu’à mes vingt ans, quand je jouais partout en Flandre avec mon père, il y avait encore régulièrement des gens qui venaient nous raconter après le concert qu’ils avaient aussi connu mon grand-père. Et même si cela datait d’il y a cinquante ans, ils se rappelaient exactement où et quand ils l’avaient entendu jouer.
Apparemment cela les avait tellement marqués que c’était gravé dans leur mémoire. Cela m’a fort impressionné. »

C’est avec Koen de Cauter, un musicien passionné par le jazz manouche et la chanson française, que Tcha commence à apprendre la guitare à six ans. Plus tard il jouera aussi de la guitare avec Herman Schamp, un duo qui perdure jusqu’à ce jour. En solo, il explore aussi tous les instruments ethniques qui lui tombent sous la main : instruments africains ou asiatiques ramenés par des amis de la famille. Suivent aussi la clarinette et le banjo. Il se produit en concert avec succès avec plusieurs formations et avec chacun de ses instruments.
Mais à l’âge de dix-sept ans, c’est le violon, l’instrument que son grand-père avait choisi, qui devient sa grande passion : « adolescent, j’ai passé quelques semaines de vacances dans ma famille au campement de Gerwen, aux Pays-Bas. C’était là où vivait entre autre Wazo Grunholz, un musicien exceptionnel qui a formé tous les guitaristes manouches célèbres de nos jours, tandis que lui, n’a reçu de cours de personne. Il est une vraie source d’inspiration.
D’autre part, je me suis rendu compte que beaucoup jouaient de la guitare, et tous un peu de la même manière, celle qu’on attend des Tsiganes et qui est économiquement la plus rentable.

Moi-même, à cet âge-là, j’avais découvert déjà une autre manière d’approcher cette musique grâce à mes contacts avec des musiciens comme Koen De Cauter, Herman Schamp et Dick van der Harst, qui jouaient de la musique tsigane différemment de ma famille. Ils m’avaient aussi fait découvrir d’autres musiques qui m’ont influencé : Bach, le tango argentin, la musique classique contemporaine, Brassens, Bechet, Louis Armstrong, etc. Je cherchais donc quelque chose de plus frais et je me demandais où était passé le violon qui avait été omniprésent dans la musique tsigane d’avant la guerre. »

Cette réflexion fut le point de départ d’un apprentissage intensif qui allait le conduire dans des mondes musicaux lointains et peu connus : « Le violon a été le premier instrument dont j’ai pensé que je ne pouvais pas l’apprendre en autodidacte. J’ai pris mes premiers cours de violon en Belgique avec une violoniste classique. Mais pendant un voyage à Budapest, où je donnais un concert avec l’ensemble Romani de Koen De Cauter, j’y ai découvert un style de musique qui était tout à fait ce que je recherchais pour mon violon.
La « magyar nota » m’a semblé être le juste milieu entre la musique classique et la musique folklorique. Cette musique est comparable à ce que le fado est pour la musique portugaise: une forme évoluée de musique populaire. Pendant un an et demi je n’ai fait que du violon, six heures par jour, sous le regard du violoniste hongrois Bela Horvath. Il n’avait que 17 ans à ce moment-là, mais était déjà un très grand violoniste. Grâce à lui, j’ai pu maîtriser la « magyar nota ». Cela reste pourtant un défi de parvenir à épater les vrais joueurs de ce style. Le Budapest Gypsy Orchestra, l’ensemble avec lequel je joue a du succès, certes, mais une tournée par an ne suffit pas vraiment pour rester à niveau. J’aimerais tant qu’on puisse travailler plus intensivement ensemble, parce que c’est le genre de musique qu’on ne peut pas jouer seul à la maison. Pour la « magyar nota » Il faut un ensemble qui tourne bien. »

Mais son voyage musical au centre de la musique authentique hongroise ne s’arrête pas : » des amis à Budapest m’ont parlé de la musique de la région de Kalotaszeg comme étant la plus authentique. Je suis allé dans cette région de la Transylvanie et j’ai été accueilli très cordialement. »

Si son approche de la musique folklorique est caractérisée par un respect total pour la tradition, c’est dans le jazz que Tcha Limberger développe sa propre voix et entre en dialogue avec d’autres musiciens contemporains d’égal à égal. Ces deux entreprises, en apparence si différente, sont inspirées par le même souci d’authenticité. Car on ne peut créer si on n’a pas exploré la différence, qu’il n’est jamais question d’effacer. Ceci est entre autre illustré par le projet AlefBa, initié par Fabrizio Cassol, une vraie âme soeur de Tcha Limberger : « Je n’aime pas les choses superficielles qui me semblent dépourvues de profondeur, qui imitent sans toucher à l’essence. Il faut savoir qu’AlefBa est un projet initié par l’ensemble Aka Moon de Fabrizio Cassol, un musicien pour qui j’ai énormément d’estime. Aka Moon est en fait l’exception à mon rejet de la fusion, parce qu’ils se basent sur une grande expertise, comme de vrais musicologues.

Fabrizio fait ses recherches et trouve des musiciens qui lui semblent intéressants pour coopérer. Pour le projet d’AlefBa nous jouons par exemple avec le joueur de oud Mustafa Saïd, qui est aveugle comme moi. Quelle expérience de pouvoir coopérer avec cet artiste!
De tels rencontres sont très enrichissants. Fabrizio Cassol creuse à la recherche du fond, de l’essence, ce qui fait qu’on parvient à créer quelque chose de nouveau sans perdre l’âme de la musique. Le fait d’avoir toujours joué du jazz, de plusieurs sortes, me porte à être toujours ouvert pour des nouvelles expériences. Mais chaque projet doit être bien séparé de l’autre. Pour le style magyar et la musique de Kalotaszeg, je trouve que je dois respecter la tradition. D’autres projets comme Les Violons de Bruxelles et le Trio Tcha Limberger ont un caractère plus libre. Quand nous jouons la musique de Django Reinhardt avec les Violons de Bruxelles, je pense que nous sommes plus proches de l’esprit original de cette musique que beaucoup d’autres qui le jouent de nos jours et qui souvent se perdent dans les codes et les règles sacrosaintes du jazz Manouche. Ce style est chez certains devenu une sorte de folklore.

Django Reinhardt ne jouait pas de jazz Manouche, il jouait du jazz tout court. S’il avait vécu dix ans de plus, il se serait mis à jouer du bebop et du free jazz! »

Pour ceux qui aiment les vraies découvertes dans la musique, Tcha Limberger est un nom à retenir absolument et à repérer sur les affiches de concerts, qu’il soit écrit en grandes lettres ou mentionné en petits caractères parmi une foule d’autres musiciens.